[Avec Takara Tariki] Appartement 505

Le menton posé sur le revers de sa main, l'adolescente était plongée dans la lecture d'un article sur la culture en pot. L'envie de faire pousser ses propres légumes lui faisait passer des heures sur internet à se renseigner sur les procédures à suivre. La pelouse qui entourait la petite maison familiale présentait quelques arbustes comme des abélias, des azalées et des aucubas, mais elle ne la pensait pas suffisamment riche pour accueillir n'était-ce qu'un petit potager. Il lui faudrait donc se procurer des pots et des bacs ainsi que du terreau spécial et des billes d'argile. L'addition serait salée mais si les végétaux poussaient correctement, ses frais seraient renfloués. Les légumes n'étaient pas ce qui lui coûtait le plus cher, elle ne comptait pas non plus en cultiver plus de trois ou quatre sortes, mais elle pourrait être fière de les avoir fait pousser elle-même. Ils seraient sains, dénués de produits chimiques et gorgés d'amour et d'eau fraîche. Peut-être l'activité parlerait-elle à son père. Elle n'espérait pas de lui qu'il s'intéresse avec sérieux et encore moins qu'il s'occupe des végétaux en son éventuelle absence, mais peut-être lui rappellerait-elle qu'ils disposaient d'un jardin dans lequel il pouvait faire un petit tour pour détendre ses muscles. Peut-être même serait-il heureux de manger les légumes que sa fille aurait pris soin de cultiver. Elle ne devait pour l'instant pas se projeter trop loin, le matériel n'était pas encore acheté.

La jeune fille observait les prix de petits plans vendus en ligne quand son téléphone portable sonna. La petite mélodie spécifique lui indiqua qu'il s'agissait d'un message. Elle se contorsionna sur sa chaise pour atteindre son sac de cours, suspendu au porte-manteau sur le côté gauche de son bureau. À cette heure-ci, ce ne pouvait être qu'une de ses camarades de classe qui soit lui demandait un service, soit lui rapportait un fait anodin de sa soirée. Le numéro qui s'affichait sur le petit écran lui était inconnu. Pourtant, l'ordre des chiffres lui rappela vaguement quelque chose. Intriguée, elle appuya sur le bouton lui permettant d'ouvrir le message.

À chaque mot lu, Tariki se demanda de qui il pouvait bien s'agir. Visiblement quelqu'un avec qui elle avait perdu contact. Durant un instant, elle craignit que ce ne fusse une de ses anciennes amies, une de celles avec lesquelles elle avait coupé les ponts à cause de leur mauvaise influence. Le nom qui servait de signature la laissa sans voix. Tout à coup plongée dans un surprenant mélange de doute et de joie, elle sentit son coeur se mettre à battre plus fort et plus vite. Elle se retrouva soudainement comme dans un monde parallèle. C'était pourtant bien la réalité car un flot de souvenirs envahit son esprit, éradiquant toute trace de légumes, de potager, de lycée réputé, de découverte de séropositivité, de dépression et de disparition maternelle. En gardant les yeux rivés sur le nom de cette personne dont elle croyait avoir perdu toute trace pour le restant de ses jours, l'adolescente avait de nouveau onze ans. Elle se revoyait collégienne, la rencontrant et devenant amie avec elle. La gorge sèche, Tariki serra son téléphone portable entre ses mains. Son regard s'humidifia pour finalement laisser perler quelques larmes le long de ses joues.

Elle s'accorda plusieurs minutes de sanglots. Le soulagement d'entendre à nouveau parler d'Alraun était immense. Que ce fut elle qui fasse un pas vers elle après toutes ces années sans échanger le moindre mot l'émouvait comme rarement elle avait pu être émue. Les deux jeunes filles avaient vécu une forte amitié durant leurs années de collège, avant que la métisse ne rejoigne l'Allemagne pour ce que Tariki avait cru toujours. Son départ l'avait profondément attristée, d'autant plus qu'il avait été suivi quelques mois plus tard de celui, inexpliqué, de sa mère. L'adolescente avait connu bien des heures sombres depuis, et reprendre contact avec Alraun sous-entendait qu'il faudrait lui en faire part. Les changements étaient évidents, elle ne saurait les lui cacher bien longtemps ; elle n'en avait par ailleurs aucune envie. Seulement, elle ne voulait pas lui parler de tout ça. Les sujets étaient délicat. Au regard de tout ce qui s'était déroulé dans sa vie en seulement trois ans, certainement son ancienne amie avait-elle également vécu bien des choses qui l'auraient poussé à changer. Peut-être n'était-elle plus la même.

La jeune fille relut le message. Un sourire s'inscrit sur son visage rougi par les pleurs : aucun doute, c'était bien Alraun. Concise, directe, sans arrière-pensée. Elle avait gardé son numéro pendant tout ce temps. Elle avait pensé à elle. Elle avait osé faire le premier pas pour renouer. Tariki ne pouvait décemment pas la laisser sans réponse une seconde de plus. De ses doigts qui tremblaient sous l'effet de l'émotion, elle tapa un message qu'elle effaça pour en écrire un autre, qu'elle effaça également pour le reconstruire. Elle tenta ainsi plusieurs fois, ne sachant comment ordonner ses mots et ses pensées. Au bout du compte et après un instant d'hésitation, elle envoya la forme finale de sa réponse :

"- Salut ! Je suis très émue d'avoir de tes nouvelles, merci de t'être souvenue de moi. Je n'ai pas grand chose de prévu pour les temps à venir et serai ravie de te revoir, alors que dirais-tu de se retrouver un week-end après que tu te sois bien installée ? Bon retour au Japon et à Tokyo. - Tari."

La jeune fille passa les minutes qui suivirent l'envoi de son message à relire celui de son amie. Ses mots étaient comme un sort magique : ils provoquaient en elle un déluge de sensations. Primait la joie, lui secondait la peur. Elles alternaient en son sein comme les lumières d'une discothèque qui ne cessent de s'allumer et de s'éteindre pour donner un effet "découpé" aux mouvements des danseurs. Tout en elle était à cette image : découpé. Tranché. Aussitôt qu'elle revoyait le visage d'Alraun dans ses souvenirs, il était modifié par le rappel du temps passé. Avait-elle encore grandi, elle qui la dépassait déjà d'une tête au collège ? Avait-elle connu l'amour, elle qui n'osait jamais faire le premier pas vers qui ce que soit ? Avait-elle poursuivi le basketball, elle qui le pratiquait alors avec une passion qui forçait son admiration ? Si elles se revoyaient, se reconnaîtraient-elles seulement ?

Dans sa main gelée par l'inaction, le téléphone sonna. L'adolescente appuya hâtivement sur le bouton "lire" du petit appareil qui afficha le nouveau message envoyé par Alraun. Une nouvelle vague d'émotion noya ses yeux. Aux sentiments qui entravaient sa respiration se rajouta la culpabilité : loin d'avoir oublié son ancienne amie, Tariki n'y avait toutefois que rarement pensé passé un certain cap. Les mois qui avaient suivi son départ avaient servi de jauge ; tout son chagrin s'était condensé dedans et une fois celle-ci remplie, elle n'avait guère pu donner davantage d'importance à la jeune fille. La disparition de sa mère, les mauvais quarts d'heure dans les rues puis la révélation de sa maladie ne lui avaient pas laissé l'occasion de revenir dessus. Quelle amie agissait avec tant de cruauté ? Elle se reprit toutefois. L'essentiel était de ne pas l'avoir effacée de sa mémoire et cette dernière était ce soir nettement ravivée. L'adolescente inspira profondément afin de se calmer.

"- Je suis à Touo, c'est le plus proche de chez moi. Il me semble que Shutoku est à l'Est, non ? C'est un bon lycée, bravo d'y avoir été reçue. Comment va ta famille ? J'ai mille et une questions à te poser. Je me demande ce que tu as vécu depuis le temps et à quoi tu ressembles maintenant."

Elle envoya. Une fois le message parti, Tariki tendit la main vers le paquet de cigarettes qui traînait sur son bureau pour en allumer une. D'ordinaire elle fumait à la fenêtre pour éviter à sa chambre de sentir le tabac mais elle craignait de bouger ; comme si le fait de se déplacer dans ces quelques mètres carrés romprait le charme de l'instant. Après tout, peut-être était-elle en train de rêver ? L'heure tardive n'aidait guère ses idées à être claires. La cigarette coincée entre ses lèvres, elle enregistra le numéro d'Alraun et se jura de ne plus jamais l'effacer. S'il s'agissait bel et bien de la réalité, elle aurait le plaisir, au petit matin, d'avoir ce nouveau contact dans son répertoire. Preuve indiscutable que ce qui arrivait à l'instant était réel.

Tout en aspirant la fumée grisâtre de la cigarette, l'adolescente se plongeait dans les souvenirs liés à son précédent message. La famille d'Alraun lui avait toujours été sympathique. Les parents de son amie étaient des adultes volontaires, forts, dignes du respect et de l'admiration qu'elle leur donnait déjà à l'époque. Ils respiraient la fierté d'avoir tout bâti de leurs propres mains, mais jamais le mépris. Strictes mais aucunement dépourvus d'affection envers leurs enfants, c'était d'ailleurs à son père qu'Alraun devait sa passion pour le basketball. Son grand frère, aux dernières nouvelles, avait suivi une autre voie qui n'avait cependant pas été rejetée. Tous les trois l'avaient toujours bien traitée lorsqu'elle leur rendait visite. Elle serait heureuse de les revoir eux aussi.

Tirée de ces réflexions par la vibration de son téléphone, elle y pencha le regard. Son amie n'avait pas perdu de temps pour lui répondre, et ses nouveaux propos lui firent hausser un sourcil. Alraun semblait sous-entendre qu'elle seule était revenue au Japon. Tariki relut plusieurs fois le message pour s'en assurer. Les questions finales laissaient deviner qu'il y avait beaucoup à raconter, et après avoir jeté un oeil à l'heure qui s'affichait en haut de son petit écran, elle jugea préférable de réaborder le sujet une fois qu'elles seraient face à face. Ce qui lui donna par ailleurs un frisson d'appréhension. Elle n'avait pas mesuré, en envoyant son précédent message, que ses questions lui seraient retournées. L'adolescente devait se faire une raison : Alraun voudrait savoir au même titre qu'elle. C'était étrange pour elle d'être affolée par l'idée de narrer son histoire personnelle, car le sujet ne l'embarrassait généralement pas. D'aucuns pouvaient y avoir accès et elle se fichait du jugement qui en découlait. Mais Alraun était son amie, une des plus chères à son coeur : il y aurait des conséquences à ses aveux parce qu'elles avaient été proches. Elle doutait qu'elle en fut capable, mais elle craignait qu'elle ne la juge, que sa vision ne change et que la reprise de leur amitié ne soit impossible à cause de tout ça.

Cependant, le désir de la revoir passait avant tout. Tariki réfléchit un instant avant de formuler sa réponse :

"- Je ne serai pas disponible le samedi. En revanche, je serai libre toute la journée du lendemain. Il y a plein d'endroits chouettes en centre-ville qui sont ouverts le dimanche alors si ça ne te pose pas de problème, je propose de nous retrouver en début d'après midi dans un café ou quelque chose comme ça. J'espère te reconnaître lol J'ai hâte d'y être."

Elle envoya et soupira avec un sourire. Pour vérifier ses dires, elle lança une recherche sur internet pour trouver des adresses pratiques et sympathiques à proposer à son amie. Peut-être en aurait-elle une à soumettre. Sa cigarette terminée et après plusieurs minutes d'attente, aucune réponse d'Alraun ne lui était parvenue. D'abord inquiète, la jeune fille pensa qu'elle devait être repartie dans une activité personnelle, ou bien qu'elle s'était préparée pour dormir. Après tout, si elle était revenue seule sur l'archipel, elle devait avoir beaucoup à faire entre les préparatifs scolaires et l'aménagement de son logis. Trop encrée dans l'état que lui procurait cette prochaine rencontre, Tariki abandonna ses recherches sur la culture en pot et alla se coucher après plusieurs heures supplémentaires sur internet. Non sans relire à maintes reprises l'échange qu'elle avait eu avec son ancienne amie.

[FIN]