Reconnaissance [PV Alraun Fuerbach]

L'humeur de Tariki n'avait cessé de changer au cours de la semaine. Ses futures retrouvailles avec son amie de collège, Alraun, avaient secoué bien des choses en elle. Elles l'avaient principalement fait réfléchir sur les changements que sa vie avait connu au cours des trois ans qui avaient passé. Son père, mis au courant le lendemain de leur échange par textos, ne se rappelait pas de l'adolescente. L'homme ne prêtait pas grande attention à ce qui ne le concernait pas, sa fille s'y était faite. Mais son manque de considération pour quelqu'un qu'il avait accueilli chez lui et apprécié l'avait mise en colère. Tout au contraire, les camarades de classe avec lesquels elle s'entendait bien et auprès desquels elle avait évoqué cette réunion, l'avaient félicitée et encouragée. C'était étrange d'être aussi bien comprise par des gens qu'elle ne connaissait qu'à peine et ignorée par son propre père. Elle en avait conclu qu'il lui faudrait parler sérieusement des points à modifier dans leur maison et surtout dans leur relation. Son absence, tant physique que mentale, ne pouvait continuer. Tariki avait besoin de lui.

Le dimanche arriva, avec lui son lot d'émotions. Joliment apprêtée, comme avec le désir de charmer son amie au premier regard mais surtout pour son propre plaisir, la jeune fille se rendit au point de rendez-vous sur lequel elles s'étaient accordées. Malgré le congés dominical, des gens fréquentaient les rues de la capitale avec autant d'empressement que s'il s'était agi d'un jour de travail. Les hommes en costume donnaient la sensation que jamais le temps de rentabilité des entreprises ne s'arrêtait. À contrario, de jeunes personnes aux looks improbables coloraient les grandes artères de Tokyo, lui conférant le charme insolite dont les médias internationaux aimaient s'emparer. Parmi eux, vêtue d'un jean gris surmonté de bottes noires aux semelles épaisses lui arrivant aux mollets, d'un t-shirt blanc à manches courtes imprimé d'un RAW noir au niveau du buste, d'une veste en jean noir décousue sertie d'épingles à nourrices, Tariki attendait devant le salon de thé une cigarette à la bouche. Sur sa tête, des lunettes de soleil retenait ses cheveux, laissant voir ses oreilles percées de plusieurs anneaux chacune. À son cou pendait le collier offert par Alraun avant son départ : un squelette de poisson argenté.

Son amie ne tarderait plus. L'impatience et l'appréhension se mêlaient en elle comme deux rivières se rejoignant pour ne former plus qu'un seul fleuve. Son coeur battait la chamade et ses yeux azurés surveillaient chaque mouvement de chaque passant, la tenant prête à réagir dès qu'Alraun apparaîtrait.

À peine ses yeux croisèrent ceux d'Alraun qu'elle la reconnut. Il n'y avait aucun doute sur le fait que ce soit elle : sa peau mâte, ses cheveux blonds, sa grande taille, sa fine musculature, même l'intonation de sa voix, tout était similaire à ce qu'elle avait connu. Tariki la reconnaissait parfaitement mais l'immense joie qui lui saisissait les tripes l'empêchait d'avoir la moindre réaction physique. Le trop-plein d'émotions la faisait dysfonctionner. Elle la dévisageait : ses traits s'étaient adoucis, son expression de joie semblait plus vive que jamais. Elle était radieuse et son apparition l'éblouissait. Le souffle court, Tariki sentit un sourire étirer ses lèvres si largement qu'il laissa voir la presque totalité de ses dents. Si elle s'était sentie comme un vautour attendant qu'une proie se présente à lui, elle était à présent davantage comparable à un chien qui avait attendu avec hâte l'arrivée de son maître. Et ce fut d'un coup d'un seul qu'elle abandonna tous ses principes nippons pour lui sauter au cou et la serrer dans ses bras, non sans se mettre sur la pointe des pieds.

"- Oh la vache ! C'est dingue ! Je suis tellement heureuse !"

Elle raffermit promptement son étreinte avant de se reculer pour se débarrasser de sa cigarette devenue indésirable et avec laquelle elle avait manqué de peu de lui brûler une mèche de cheveux. Ne laissant ni le temps ni l'occasion à Alraun de réagir d'une quelconque manière, elle prit appui sur son épaule pour éteindre le petit rouleau blanc sous la semelle de sa chaussure. Ne sachant que faire du mégot, elle le regarda, puis regarda son amie, complètement confuse.

"- Purée, je ressemble à rien là, pardon ! Je suis tellement émue."

Elle camoufla sa gêne sous un rire, lui-même caché sous sa main droite. Mais hypnotisée par Alraun, elle reporta son regard sur elle, admirative. Son autre main n'avait pas quitté son épaule et ses doigts palpèrent sa peau avec fébrilité ; elle avait encore du mal à réaliser qu'après trois ans de séparation, son amie était bel et bien là, face à elle et visiblement en forme. Tariki tenta de reprendre ses esprits mais sentit quelques larmes monter à ses yeux alors qu'elle recroisait ceux de la jeune fille.

L'embarras n'était pas le sentiment avec lequel Alraun s'accordait le mieux. Les réactions qu'il lui faisait adopter avaient de nombreuses fois fait sourire, voire rire l'adolescente. À cet instant perdue dans ses propres émotions, Tariki ne pouvait que se mettre à rire tout alors qu'elle sentait les larmes couler sur ses joues. Les excuses de son amie étaient adorables et elle dut lâcher son bras pour cacher son sourire derrière ses mains. Rassurée de constater que tout s'enchaînait avec un naturel aussi véritable qu'à la période du collège, l'adolescente pouvait se laisser aller à un comportement qu'un individu typiquement japonais et inconnu aurait mal pris.

Elle se convainquit toutefois de se modérer et reprit un tant soit peu son sérieux après avoir essuyé ses pleurs tout en prenant garde de ne pas étaler son maquillage. Elle joint les mains devant son visage pour demander pardon à Alraun, qu'elle savait cependant en train de jouer la comédie de la bouderie.

"- Pardon, pardon. Je n'oserais jamais me moquer de toi."

Elle lui fit un clin d'oeil complice. Elle avait appréhendé leurs premiers mots, avait craint que la confusion ne les cloue sur place mais tout se passait à ravir.

"- On est super en avance sur l'heure prévue. Ça tombe bien car je meurs de faim, on va pouvoir commander un bon goûter à l'intérieur. Ils font d'excellents moelleux au chocolat si tu aimes ça. Oh et : je n'ai pas rapetissé, c'est toi qui a poussé comme un haricot géant ! Tu mesures combien maintenant ? Au moins deux mètres. Ça veut dire que tu as continué le basketball ?"

Tariki appuya ses questions d'un grand sourire. D'un geste de la main, elle invita sa camarade à pénétrer dans l'établissement. À peine entrées, elles furent saluées par une serveuse qui leur indiqua une place. Machinalement, la jeune fille s'y dirigea. Il n'y avait pour ainsi dire personne dans le salon de thé, Alraun et elle étaient les seules clientes d'un horaire pourtant prisé même le dimanche. Tant mieux, elles auraient davantage d'intimité ainsi.

Ce salon de thé était un endroit paisible aux couleurs chaudes mais douces évoquant la terre, les plantes, la nature. La plupart des meubles était en bois, souvent verni. Des théières trônaient sur d'élégants présentoirs et aux murs étaient accrochées des photographies et des peintures de paysages dépouillés de civilisation. Tariki aimait fréquenter cet établissement pour ses divers bénéfices : lieu calme, prix abordables et qualité satisfaisante. Il proposait parfois des ateliers de dégustation lorsqu'un nouveau produit arrivait en stock, afin de se faire connaître et d'allécher les visiteurs. Tout aussi commerciale qu'était l'intention, elle demeurait appréciable. La jeune fille s'installa en face de son amie. Elle posa son sac entre les pieds de sa chaise et ajusta cette dernière pour poser ses avant-bras sur la table, attentive aux dires d'Alraun.

Elle fut heureuse d'apprendre qu'elle exerçait toujours le sport qui la passionnait déjà au collège. Il émanait d'elle une véritable énergie lorsqu'elle en parlait, Tariki ne put qu'en sourire, émue et soulagée. Elle fut prête à lui rétorquer qu'elle n'avait guère de soucis à se faire quant à sa taille, qu'elle n'avait nul besoin de se comparer aux autres joueurs et surtout pas au garçon qu'elle évoquait, mais en l'entendant parler de son physique, son attention s'aiguisa davantage. Ainsi, Alraun avait bel et bien grandi. Elle l'avait connue timide et renfermée, mal à l'aise au contact des autres. Voilà qu'elle montrait de l'intérêt pour un garçon, et même une sorte de frustration à le savoir possiblement en couple. Tariki ne pouvait que la comprendre : c'était de leur âge et elle avait connu quelque chose de similaire. Elle saisit la carte que son amie avait déposée sur la table pour y jeter un oeil.

"- Oh que oui, plus que jamais. Des fois je préfère leur compagnie à celle des humains."

Elle lui envoya un sourire complice, lui transmettant ainsi la plaisanterie. Elle continua tout en explorant du regard les choix tous aussi appétissants les uns que les autres des pâtisseries et boissons proposées.

"- Comme je te l'avais dit, je suis au lycée Touo. C'est un bon établissement, j'ai quelques amis sympa, je m'en sors pas mal. Il y a un club de basket aussi, et pas que pour les garçons ! J'ai pensé à toi quand je l'ai appris. Du coup, à Shutoku, il y a aussi une équipe féminine ? Comment ça se passe pour toi là-bas ? Tu as réussi à t'intégrer ?"

L'adolescente ne remettait nullement en doute ses capacités d'insertion, encore moins les qualités qui faisaient d'elle une personne agréable et intéressante à fréquenter. Elle en était la première convaincue. Mais même au lycée, l'ijime était un risque. Alraun en avait souffert au collège, à cause de ses cheveux à la couleur déroutante pour les japonais. Par sa question, Tariki s'enquérait essentiellement du comportement des autres vis-à-vis d'elle. Et fuyait quelque peu les siennes, n'étant pas encore prête à dévoiler la vérité sur ce qui s'était passé depuis son départ.

Après avoir commandé un mochi à la cerise et un thé matcha, Tariki se concentra sur les dires de son amie. Elle fut ravie de voir et d'entendre son enthousiasme. Déjà, il y avait une équipe pour les filles dans son lycée ; elle savait combien Alraun tenait à jouer à armes égales avec les garçons. Et visiblement, elle était bien intégrée et passait d'agréables moments avec les autres joueuses. Elle ne pouvait rien lui souhaiter de mieux. Elle fronça cependant les sourcils en entendant le nom d'un autre garçon, et comprit bien vite l'expression rembrunie de sa camarade. L'équité en prenait un coup. Tariki ne connaissait pas grand chose au basketball mais son amie lui avait assez souvent parlé de la Génération des Miracles pour qu'elle sache de quoi il retournait. Le hasard avait fait qu'un de ses membres fréquentait sa classe et elle osait imaginer sa pression et sa frustration.

En tant que féministe avide d'égalité entre les hommes et les femmes et surtout en tant qu'amie compatissante, Tariki prit la main d'Alraun dans la sienne avec un sourire.

"- Avec toi dans l'équipe, vous allez vite faire parler de vous et tout le monde sera bien obligé de vous regarder. Tu as énormément de talent et surtout énormément d'affection pour le basket, ça va te mener loin. Et comme apparemment les autres joueuses sont également très douées, tu ira encore plus loin avec elles. Vous allez gérer et vous allez tous les estomaquer."

Les yeux plongés dans les siens, elle lui fit un clin d'oeil avant de retirer sa main. Il ne fallait pas trop en faire non plus. L'adolescente avait foi en son amie plus que n'importe qui. Elle l'avait vue jouer, évoluer, et elle pouvait aisément imaginer ses progrès. Elle n'était toutefois pas à l'abri d'une désillusion. Pas parce qu'elle ne possédait pas suffisamment de capacités ou de motivation, mais parce que la société nippone était d'une effrayante misogynie. Pas que la société nippone d'ailleurs ; il y avait fort à parier qu'autant d'embûches seraient semées dans d'autres pays. Le sport était un domaine éminemment masculin, s'y frayer un chemin en tant que femme était le défi de toute une vie. La jeune fille voulait voir Alraun réussir. Pour cela elle l'encourageait de toutes ses tripes, en gardant à l'esprit que ne serait pas chose facile.

Elle soupira, remit une mèche de cheveux en place et croisa les bras sur la table.

"- Ça se voit que tu es influencée par la scolarité allemande ! Ici on a pas le temps pour des activités extra-scolaires : on doit plancher comme des dingues pour l'examen de fin d'année. Entre les cours, les clubs et les études en fin de journée, on passe nos vies au lycée. Enfin, je te le dis entre quatre yeux : moi, je me fais pas trop chier."

Tariki haussa les épaules avec un sourire légèrement crispé. Ce qu'elle pouvait détester le système éducatif japonais.

"- Je fais partie du club de théâtre et rien que ça, ça demande deux à trois heures par jour. Ça va que je suis intelligente et cultivée, ça m'évite de passer mes soirées à réviser. Je te jure, dans ma classe il y en a qui ne rentrent chez eux qu'à vingt-deux heures ou plus ! C'est du grand n'importe quoi."

Il fallait désespérément s'accrocher pour réussir. La pression était énorme et tout le monde, des directeurs jusqu'aux élèves en passant par les professeurs et même les infirmiers y était soumis. La jeune fille bénissait ses aptitudes qui lui permettaient de ne pas sombrer dans la folie et d'éviter le burn-out étudiant.

À la vue de ce sourire enjoué, Tariki préféra passer sur les explications certes intéressantes mais définitivement barbantes qu'elle aurait pu livrer quant au système éducatif de l'archipel. Après tout, Alraun et elle s'étaient retrouvées pour parler d'elles et non pour débattre des qualités et des défauts de leurs établissements. Elle fut d'ailleurs très flattée par l'enthousiasme de son amie. Son propre sourire s'étira largement et elle osa même un petit rire. Elle adorait voir l'allemande se griser, ses expressions étaient adorables, et que cet engouement lui fut voué la fit même rosir.

Elle agita sa main devant son visage -"kekkou desu"- ; une mimique typiquement japonaise normalement utilisée pour signifier qu'on ne souhaite pas être resservi lors d'un repas et qu'elle recyclait pour signaler qu'il ne fallait pas abuser des louanges.

"- C'est très gentil, merci, mais je ne suis pas actrice ! En fait je m'occupe des décors et des accessoires. Je suis chargée de fabriquer les arrières-plans et les paysages, de les peindre, de les mettre en place et de trouver les objets qui vont les agrémenter. Mais j'ai déjà été élue chef-décoratrice par le Président !"

Son exaltation avait été vite remarquée par les membres du club dont ledit Président, qui n'avait pas tardé à lui confier quelques tâches importantes. Grâce à son sérieux et à sa dévotion, elle avait été placée à la tête d'un groupe et chargée de veiller au bon déroulement des opérations en coulisses.

"- Pour la fin de l'année, on prévoit une adaptation du conte Tanabata. Tu sais, l'histoire d'amour tragique entre Orihime et Hikoboshi, qui s'aiment tellement qu'ils en oublient leurs obligations de dieux et sont séparés par la voie lactée. J'aime beaucoup cette histoire mais ça promet d'être corsé pour les décors. Enfin, c'est ça qui est chouette ! Sinon, on prévoit des petites pièces par-ci par-là pour le festival du lycée ou le nouvel an. Tu pourra venir voir si tu as le temps, bien sûr, ça me ferait plaisir !"

Elle lui adressa un sourire plus complice.

"- Et moi j'irais voir tes matchs si je peux. Ça me ferait plaisir aussi de te voir jouer, ça fait longtemps !"