TEN YEARS OF TAKARA
# T'es dans le ciel, la tête dans les nuages, le cul visé sur ton siège dans l'avion. Tu regardes pas la fenêtre, première fois que tu t'envoles, rien à foutre, tu n'as pas la tête à ça. Tu penses, tu penses. À plein de trucs.
Tu t'en vas, tu es parti, ça y est c'est fait. Direction l'Amérique, les Etats-Unis. Le berceau du basket. Ta place à l'université est déjà réservée, ton inscription au club de basket de l'école aussi. Tu as quelqu'un qui t'attend à l'aéroport, quelqu'un que tu n'as pas revu depuis des années et que tu vas finalement rejoindre. Tu sais que tu as une chance incroyable, que c'est un nouveau départ, une nouvelle vie et que tu en rêvais depuis si longtemps, de cette occasion de faire tes preuves, de sauter dans le grand bain et de tenter de réaliser ce rêve un peu fou et stupide de devenir sportive professionnelle.
Tu n'as pas la tête à tout ça. Tu penses à des tas de choses. À ta lâcheté. Tu t'es barrée sans trop prévenir, sans vraiment dire au revoir. Tu n'as pas réussi à faire face à tout tes amis, trop difficile. Tu n'as pas réussi à le dire à Yukio non plus, trop douloureux. Même Allie, tu n'as pas réussi à aller la voir en face, ni personne d'autres d'ailleurs. Surtout pas
Lui ...
Tu fermes les yeux, tu penses à Yukio et ton ventre se serre. Tu as fais une connerie, tu le sais, tu t'es pas excusée pourtant. Mais t'étais tellement triste, tellement désespérée à l'idée de ne plus le revoir... tu te souviens de l'alcool qui brûle ta gorge, embrume ton esprit et prend le contrôle de ton corps. Tu te souviens du goût des lèvres de Yukio tandis que vous rigolez comme deux abrutis, assis tout habillés dans une baignoire vide. Pourquoi une baignoire d'ailleurs ? Tu ne sais plus. Tu te souviens du poids de son corps contre le sien tandis que tu lui dis combien tu l'aimes, tête enfouie contre son épaule. Pas comme ça, pas comme tout le monde croit. Tu l'aimes comme ton meilleur ami, ton double, ton jumeau, ton reflet. Ta moitié.
Yukio, tu l'aimes comme un frère. Sauf qu'on ne couche pas avec son frère, même avec trois grammes dans le sang. On ne profite pas que son frère soit endormi pour lui avouer qu'on part pendant très longtemps, très loin. On se sauve pas du lit de son frère au petit matin sur la pointe des pieds, en lui volant une cravate pour garder un souvenir. On ne laisse pas son frère sans nouvelles depuis cette fameuse soirée alors qu'il reste deux semaines avant le grand départ.
Connerie. Tu enfouis ta tête dans tes mains. Tu as envie de dormir pendant mille ans au moins. Tu ne veux plus y aller, tu veux que l'avion fasse demi-tour. Tu veux jouer au basket avec Allie, rire dans les bras de Yukio, tu veux voir tes amis, Kosuke, Satsuki, Hairi, tous les autres, les proches et les moins proches aussi, tu veux prendre le dîner avec ta famille. Tu veux tout cela, mais tu peux plus l'avoir maintenant. Parce que tu as fais un choix et que maintenant, tu n'es rien de plus qu'une fille triste, égoïste et lâche, assise toute seule dans son avion.
Tu ne pleures pas. Tu as envie de vomir. Tu sors ton portable et t'envoie un message à Allie. Juste une phrase.
« Je te laisse la victoire jusqu'à la prochaine fois. »
Tu as le ventre qui se tord et tu ne sais pas si c'est à cause de Yukio et tout le reste, ou bien du verre d'eau que t'as donné l’hôtesse.
À ton cou est noué la cravate bleue que tu as volé à Yukio.
# A la sortie de l'aéroport, il est là. Avec une immense pancarte scandant ton prénom et des cœurs dessinés tout autour. Toujours pareil, gueule d'angelot blond qui n'a pas changé depuis l'époque du collège. Il est tellement jeune et beau que c'en est insolent.
Le temps de quelques minutes, tes problèmes et tes angoisses s'évaporent, laissant place à la joie des retrouvailles. Tu cours te jeter dans ses bras. Daisuke.
Ton frère de cœur, ton mentor, ton premier béguin, ton copain d'enfance, ton meilleur ami gay. Parti en éclaireur quelques années avant toi, pour mieux t'accueillir aujourd'hui. S'il n'était pas là, tu n'aurais sûrement jamais osé venir en Amérique.
Il prend ta valise, te taquine sur ta poitrine toujours aussi petite. Tu le frappes au ventre; il rigole. Daisuke parle à toute vitesse, te disant combien il est content que tu sois là, qu'il a déjà tout prévu pour t'accueillir chez lui, qu'il a hâte de te présenter son compagnon, Jackson, un mec très bien même s'il râle de temps en temps.
Tu souris et te laisses traîner par la main, fatiguée, embrumée. T'as envie de penser à rien. Dans le taxi, tu t'endors.
# Premier jour à l'Université. Tu es tellement angoissée que t'as vomis ce matin au réveil. Pourtant ils étaient bons les muffins de Jackson.
# Tu pleures. Toute seule dans les vestiaires, tu rumines ta rage. C'est dur. Plus que tu ne le croyais. Mais tu te laissera pas faire. Tu trouveras ta place dans cette équipe, tu la feras à l'aide de ta force et ton acharnement. Rien à foutre que tu ne sois « qu'une petit Jap insolente ». T'as tout plaqué pour venir ici et et faire ce que t'aimes le plus au monde. Tu veux jouer au basket ; alors tu joueras. Rien à foutre des autres et de ce qu'ils en disent.
Tu sèches tes larmes, tu te claques les joues. On respire et on y retourne.
# « Félicitation vous êtes enceinte ». c'est tout. Quatre petits mots de rien du tout et la vie bascule brusquement. Félicitation. Pourquoi on te félicite ? Tu peux pas être enceinte, c'est pas vrai c'est pas possible c'est des conneries. Tout allait pourtant bien.
T'as ta place à l'Université, tu suis tes cours, tu t'intègres dans le club de basket. T'as réussi à te faire ta place au milieu des grandes joueuses américaines noires d'un mètre quatre-vingt passé, toi la petite japonaise maigrichonne. Tu réussi tes études, tu t'es fais des amis aussi. Pas comme là-bas, pas comme dans ton pays du Soleil Levant, mais tout de même. Ça fait bientôt un mois, tu commence enfin enfin à trouver ta place dans ce nouveau pays, cette nouvelle vie.
Daisuke est là pour t'aider. Lui ainsi que son compagnon, Jackson, un mec bien qui frappe Daisuke quand il part trop loin dans ses délires. Ça te rappelle un peu Yukio et Ryouta et ça te fait sourire. Tu les aime bien, tu évites de trop penser au Japon grâce à eux.
Sauf que voilà, t'es enceinte. Et tout te revient dans la tronche et ça fait mal. T'as dix-huit ans, presque dix-neuf et t'es en cloque.
# Tu restes assise à même le sol de la terrasse, fixant le mur comme une zombie. Tu sais pas quoi faire.. Daisuke sait pas quoi faire à part une crise d'hyperventilation. Jackson propose d'aller manger des sushis. Tu acceptes.
Les sushis américains, c'est pas si dégueulasse.
# Au début tu dis rien. Pas même à tes parents. T'essaie de contacter Yukio, sans résultat. Tu renonces, de toutes manières tu ne sais même pas comment lui dire.
Ta mère finira par l'apprendre de la bouche d'un Daisuke bourré qui ne devrait plus jamais utiliser la fonction appel en vidéo d'un ordinateur. Surtout à trois heures du matin.
# Quelqu'un à dit un jour que la grossesse était la plus belle période de la vie d'une femme. Si jamais tu rencontres cet abruti, tu lui fous ton poing dans la gueule.
# La grossesse, c'est long, c'est chiant, c'est horrible. Le jour où tu reverras Yukio, tu lui enverras ton poing dans la gueule. Oui, lui aussi.
# Les deux premiers mois, tu vomis joyeusement tripes et boyaux tous les matins, tu sens tout ce que tu avales passer dans un sens pour repartir aussitôt dans l'autre, tu as l'impression d'être sur un Titanic personnel constamment.
T'es d'une humeur massacrante du réveil jusqu'au coucher. Tu hurles dès qu'un homme te touche, même Daisuke qui est devenu ton punching-ball attitré.
Tu ne supportes plus l'odeur de la vanille. Daisuke mange de la crème glacée à la vanille tous les soirs, soit disant que c'est bon pour son teint. Tu balances le pot par la fenêtre. Daisuke pleure. Tu l'envoies au lit sans dessert et avec un coup sur le crâne. Jackson se marre. Tes sauts d'humeurs deviennent des crises dignes de la Troisième Guerre Mondiale.
Le médecin t'interdit de continuer le basket durant tout le reste de ta grossesse. Tu renverses son bureau et manque de le tuer en l'étranglant avec un stéthoscope. Tu te calmes sitôt que tu as à la photo de ta première échographie dans les mains. Tu éclates en sanglot parce que t'arrives pas à voir ton bébé dessus. Jackson te montre un point tout noir, tu n'en reviens pas. Ton bébé à la taille d'une noisette. Tu éclates de rire en comprenant que t'as un têtard dans le ventre, avant de sangloter et de hurler que tu détestes les grenouilles parce qu'elles au moins, elles ont le droit de sauter et de jouer au basket et pas toi.
…Cette grossesse va être longue.
# Troisième mois. Tu t'arrondis, tu enfonces avec un plaisir sans nom ton poing dans la gueule de tous ceux qui te demandent si t'as pris du poids. Tes sauts d'humeur empirent, ça frôle dangereusement la schizophrénie. Tu squattes le club de basket même si tu ne peux plus jouer, comblant ta frustration en faisant des paniers toute seule dans ton coin jusqu'à ce que la coach te hurle de rentrer chez toi te reposer.
Les vomissements commencent enfin à passer. À la place tu as des problèmes de circulations sanguines, ce qui est merveilleux. Tu as tout le temps faim aussi. Tu te fais des missions frigos à trois heures du matin pour terminer le reste de pizza de la veille, sans passer par la case micro-ondes.
# Quatrième mois. Le bébé aime le pimenté, tu te retrouves à manger des piments rouges crûs trempés dans du guacamole. Le bébé adore, toi non. Tu as des montées d'hormones et pas de mec pour les satisfaire, surtout que tu ne supportes pas qu'on s'approche de toi. Tu te consoles en envoyant des ondes négatives à Yukio malgré les milliers de kilomètres qui vous séparent. Tout ça c'est sa faute après tout !
# Cinquième mois. Tu passes ta deuxième échographie. Le têtard à grandit, tu réalises qu'un véritable petit être humain grandit en toi. Ça te terrifie et te rempli de joie à la fois. Daisuke n'arrête pas de parler à ton nombril. Le soir sur la terrasse, tu chantonnes à voix basse, pour toi et le bébé uniquement.
# Sixième mois. Ta libido s'est fait la malle en même temps que tes abdominaux. Tu jures que plus jamais aucun homme ne te touchera.
# Septième mois. Tu t'es transformée en otarie obèse. Tu supplies Daisuke de t'achever entre deux envois en urgence à la supérette parce qu'il y a plus de beurre de cacahuète. La seule invention réellement utile des Américains d'après ton « toi » enceinte.
# Huitième mois. Tu connais désormais les joies de te réveiller en pleine nuit ou de finir à l’hosto à cause de putains de coups de pied qui te coupent le souffle ou t’écrasent bêtement un rein. Douleur.
A en croire la façon dont il dribble contre ton estomac, ton enfant sera un futur basketteur lui aussi et viendra au monde avec son ballon.
# Neuvième mois. Tu te sens comme une baleine échouée sur une plage. Oui, ça a évolué depuis l'otarie. Tu n'en peux plus et tu hurles sur le médecin, le prévenant que s'il ne fait pas sortir ce bébé, tu le feras toi-même.
# Tu perds les eaux dans la file d'attente d'un café. Lorsque les ambulanciers viennent te chercher pour t'emmener à l’hôpital, tu protestes parce que tu n'as pas eu le temps de boire ton chocolat viennois avec triple dose de chantilly. On t'embarque dans l'ambulance avec le chocolat. Le gérant te l'a offert en échange de la promesse de ne jamais revenir déclencher tes futurs autres accouchements dans sa boutique.
# Tu souffres, tu hurles, tu supplies que ça s'arrête. Tu as l'impression que ton corps va se déchirer en deux. Et le médecin, ce connard en blouse blanche, qui te demande de pousser. Tu gueules sur tout le monde, le médecin, les sages-femmes, le reste du monde.
Tu as la trouille. Tu es toute seule et ça te terrifie.
Tu voudrais que ton père soit là pour te raconter des blagues idiotes qui te font rire quand même. Tu voudrais que ta mère te caresse la tête, comme lorsque tu étais une toute petite fille. Tu voudrais tes frères et ta sœur pour te dire qu'ils seront des supers tontons et tata.
Tu voudrais Allie pour te dire que t'es moche, avec ton visage rouge en sueur, tes jambes écartées et tes cheveux collés à tes tempes. Tu voudrais Kōsuke pour lui serrer la main assez fort pour partager ta douleur avec lui. Tu voudrais Ryouta pour te faire sourire, les filles du club pour t'encourager, Satsuki pour s'extasier, tu voudrais quelqu'un, n'importe qui à tes côtés.
Tu voudrais Yukio. Pour te prendre la main, t'éponger le front et te rassurer, te dire qu'il était là, que tout irait bien et que même s'ils ne s'aimaient pas de la même manière que les autres parents, ils s'aimaient quand même à leur manière et c'était aussi bien comme ça. Tu voudrais que Yukio te promette qu'il t'aidera, qu'il te laissera pas tomber, que cet enfant, leur enfant, il allait l'aimer aussi et ils l'élèveront à leur manière, qui est peut-être un peu bizarre, mais on s'en fout, on est bien comme cela.
Tu voudrais toutes ces choses, mais tu les as pas. T'es toute seule pour le mettre au monde, toute seule pour l'élever et Dieu sait que tu l'aimes déjà ce bébé, ton bébé. Tu vas l'aimer, tu vas le choyer, peu importe le reste. Tu n'es qu'une égoïste, une lâche même pas capable d'assumer ses choix et ses conneries, tu t'es persuadée que tout était de ta faute et que tu n'avais plus le droit de revenir pleurer dans leurs bras. Tu as tord, tu t'en veux, mais c'est trop tard, alors maintenant assumes.
# Et puis soudain, il est là. Tout est fini, la douleur est partie, un cri retentit. Ça y est, tout est fini, tout commence maintenant.
T'as dix-neuf ans et t'es maman.
# C'est un garçon. Il a le visage rouge et tout fripé, des cheveux très fins tout noirs sur le sommet de son crâne tout doux et des yeux tout bleus tout clair pour l'instant, avec de toute petites mains et de tous petits pieds.
C'est un Tout et c'est ton fils.
Tu insultes le médecin qui veut te l'enlever pour faire des examens, tu exiges qu'on te donne ton enfant. Tu sens son corps minuscule contre ton cœur, sa petite bouche suçotant ton sein et tu regardes, fascinée. Amoureuse au premier regard, au premier battement de cœur. Un coup de foudre comme en vivent toutes les mamans.
Tu l'appelles Kei, tu emmerdes les infirmières avec l'écriture correcte des kanjis en insistant pour qu'ils figurent sur sa fiche de naissance. Tu manques de dire que son nom c'est Kasamatsu, tu te reprends à temps en te mordant la langue. Kurokawa Kei. Pour l'instant c'est très bien. C'est ta connerie, tu assumes.
Sauf que Kei n'est pas une connerie, c'est un Enfant de l'Amour et le plus beau bébé du monde. Il est parfait et c'est ton fils.
Tu le serres contre ton sein, tu repais tes yeux de son image. Tu n'en reviens toujours pas.
Ton fils.
# Daisuke et Jackson arrivent dans ta chambre. Essoufflés, rouge et en sueur comme s'ils avaient couru des dizaines de kilomètres. Ils ont l'air paniqués et parlent tellement vite que tu ne comprends rien, si ce n'est les « Ta-chan chérie » hystériques de Daisuke, qui ne se calme qu'une fois qu'il pose les yeux sur Kei, endormi malgré tout ce raffut.
Avec eux, un ours en peluche avec un gros ruban rouge autour du cou. De deux mètres de haut.
Tu éclates de rire et tu pleures en même temps.
# Tu rentres à la maison avec Kei. Ça te fait bizarre d'appeler ce loft où tu habites avec un couple d'homosexuels plus âgés que toi et qui ont développé un étrange sister-complex sur ta personne ainsi, mais pourtant c'est bien là que tu vis et que tu veux rentrer. À la maison.
Ce n'est pas La Maison. Mais ça s'en rapproche et c'est très bien comme ça. Tu rentres donc à la maison avec Kei, ton fils. Le soir tu l'allaites sur la terrasse en regardant les lumières de la ville et en chantonnant une comptine en japonais. Tu te dis que c'est pas si mal finalement.
# Tu croyais qu'être maman ce serait facile. Erreur. C'est autrement plus compliqué que d'être sœur, fille ou amie.
Tu es crevée. Kei dors mal, toi aussi. Tu cris parfois, avant d'éclater en sanglots et de donner le bébé à Daisuke parce que toi tu n'y arrives plus. Plus tard, Kei attrape le bout de ton doigt avec sa main. Tu souris et tu le serres contre toi. Vous vous endormez tous les deux sur le canapé. Daisuke prends une photo et l'accroche sur le frigo. Bientôt, le frigidaire est couvert d'images représentant l'enfant.
Tu reprends les cours à l'Université. T'es à fond. Certains te demandent des nouvelles de ton fils, veulent voir sa photo en fond d'écran sur ton portable, te félicitent. D'autres te regardent bizarrement en te croisant dans les couloirs et on murmure des « sale putain » et des « pauvre fille » sur ton chemin. Tu t'en fous, le soir tu rentres à la maison et tu retrouves Kei et ses sourires, ses mimiques. Daisuke fait des pâtes à la carbonara, il crame le fond de la poêle. Jackson va acheter du chinois, vous manger tous les trois devant la tété. Kei se réveille à deux heures du matin, puis à trois heures et demie et encore à six heures moins le quart.
Tu retournes au club de basket. Dans moins d'un mois tu pourras reprendre l’entraînement, t'es pressée, t'as hâte. Les filles te demandent des nouvelles, te donnent des claques dans le dos et des grands sourires. Une pétasse te traite de vache à lait. Tu lui fous ton poing dans la gueule, les autres applaudissent. La coach exige que tu lui présente ton fils pour te faire pardonner de ton absence forcée. Deux jours plus tard tu viens voir l'entrainement des filles, Kei dans les bras. On perd dix minutes au début et dix minutes à la fin parce qu'elles veulent tous prendre le bébé dans les bras et lui faire des papouilles. Une propose même de faire de Kei la mascotte officielle de leur équipe.
Tu ris. Être maman c'est difficile. Mais c'est bien aussi.
# Le soir sur la terrasse, tu danses lentement, le corps de ton fils endormi blotti contre ton sein. Tu regardes le coucher de soleil et t'imagines les bras de Kyo autour de ta taille.
C'est pas parfait, mais tu fais avec ce que t'as. Et c'est déjà bien.
# Tu reprends le basket. Tu te déchaînes sur le terrain pour retrouver ta place de titulaire, tu prouves que t'as toujours autant la rage. Ton quotidien est un peu bancal, mais tu y trouves ton équilibre. T'es heureuse pour l'instant et c'est l'important.
# T'as vingt ans. Pour ton anniversaire, Daisuke et Jackson t'offre un appareil photo. Bientôt les murs du loft sont tous recouverts de clichés, de tout et de rien, et de vous quatre aussi. Surtout.
Pour ton anniversaire, Kei fais ses premiers pas tout seul pour la première fois.
# Le premier mot de Kei, c'est « connard ».
En fait c'était plus un genre de « Koooaaaar », assez proche du rugissement de lionceau d'ailleurs, mais t'as très bien reconnue le mot. T'es mortifiée. Le premier mot de ton fils est une insulte.
Daisuke éclate de rire. Tu décides de l'étranger.
# Tu ris aux éclats. Au-dessus de sa ta tête, tu brandis le trophée. Les filles se jettent sur toi, vous vous serrez mutuellement dans vos bras. La coach pleure, tu pleures, vous pleurez toutes. Déluge d'émotions. Les spectateurs applaudissent, tu repères Kei sur les genoux de Daisuke au premier rang. Ton fils a des étoiles dans les yeux, émerveillé. Il te fixe comme si t'étais son héroïne. Tu souris.
Tu viens de prouver à tout le monde que t'avais plus que jamais ta place sur le terrain aujourd'hui.
# Match. Tu essaie de t’extirper du marquage étouffant de cette foutue gonzesse de deux mètres de haut. Tu tentes. Elle te rejoint dans les airs. Combat en suspension. Bousculade.
Tu tombes et tu t'éclates la tête contre le pied du panier. T'entends distinctement un son de déchirure, comme du verre brisé, avant de perdre connaissance.
Ton épaule. Ta putain d'épaule.
# Hôpital. Encore. Désagréable sensation de déjà-vu. On te charcute sur la table d'opération. À jamais marqué sur ta peau, court maintenant une cicatrice le long de ton épaule, chaire maltraitée inguérissable.
Tu la regarde dans le miroir et tu te sens laide, affreuse et mutilée. T'as l'os brisé et le cœur en miette.
# « Votre épaule est foutue. Vous ne pourrez jamais jouer en pro. »
Le verdict tombe. Tu veux pas le croire. Tu hurles sur le médecin, renverse la table, pleure et cris en même temps. On te fait sortir de force, tu frappes au hasard sans savoir sur qui tu cognes. Ton poing rencontre le mur, une fois, deux fois, trois fois. Du sang recouvre tes phalanges. Tu hurles ta rage comme un animal blessé. Tu t'enfuis en courant.
Conneries, c'est rien que des conneries tout ça. C'était juste une petite blessure de rien du tout - mensonge. Tu vas passer pro - mensonge. T'as remporté le tournoi universitaire avec ton équipe – ça ne veut rien dire maintenant. Deux fois de suite. La coach dit que tu peux le faire. Le basket c'est toute ta vie, on n'a pas le droit de t'enlever ça. Trop fragile, os trop usé, épaule trop maltraitée, trop risqué... tu veux pas les écouter, ils ont tord !
# Tu t'es enfuie. Comme une lâche. Tu as envoyé un message à Daisuke pour lui dire de s'occuper de Kei ce soir. Toi tu as pris la voiture et t'as roulé, roulé sans savoir ou aller. T'as quitté la ville depuis un moment déjà. Les larmes sur tes joues ont séchées, ta gorge est enrouée d'avoir trop hurlé. Tes mains sont couvertes de ton propre sang d'avoir trop frappé les murs.
Tu finis par t'arrêter. Il fait nuit noire, il n'y a personne sur les routes. Personne à part toi. A ta droite, un champ de mais. Au-dessus, le ciel et les étoiles. Tu n'entends rien si ce n'est les battements toujours aussi effrénés de ton cœur et le ronronnement du moteur. Tu coupes le contact, sors de la voiture. Tu pénètres dans le champ, marche au milieu des épis géants, sans trop savoir ce que tu fais. Ta tête est vide, tu ne penses plus à rien. Une coquille, voilà ce que t'es devenue.
Tu t'allonges au milieu du champ. Tu sens la terre sous toi et ton regard se perd dans les étoiles que tu contemples. Tes pensées s'envolent et rejoignent le ciel. Tu fermes les yeux.
# Tu rentres au petit matin. Quand Daisuke te saute dessus pour savoir ou t'étais passé, paniqué, tu réponds simplement que tu as ramené du maïs pour faire du popcorn. Ta voix est morne, éteinte. Morte.
# Trois jours. Une semaine. Dix jours.
Le temps s'écoule, la vie continue, mais toi tu t'en fous. Tu dors tout le temps, mal en plus, tu manges presque plus. T'as maigri, des cernes violettes décorent tes yeux. Tu ne vas plus en cours, ni au club de basket. À quoi bon ? T'es vide, seule et triste. T'as tout sacrifié pour cette chance, même le droit de vivre avec l'homme que t'aime, et voilà que le Destin, ce sale connard, t'enlève tout ce qui te rendait heureuse. Daisuke essaie de te parler, te cris dessus, te supplie de te reprendre. Il te frappe même. Mais tu dis rien, tu t'en fous, plus rien n'a d'importance maintenant.
Tu voudrais mourir.
# T'es sur la terrasse. Pour ne pas changer. Soudain, t'entends des bruits de pas. L'instant d'après, une petite chose fragile s'agrippe à tes cheveux et te grimpe sur les genoux, forçant le passage pour venir s'installer entre tes bras. Kei. Blottit contre toi et murmurant tout bas dans ta langue natale qu'il parle presque parfaitement maintenant : « pourquoi t'es triste Maman ? »
Révélation. Tu écarquilles les yeux. Tu te sens conne tout à coup. Tes yeux s'humidifient et tu serre ton fils contre toi, t'agrippant à lui comme à une bouée. Ta bouée de sauvetage, ta main tendue pour te ramener à la surface, ta lumière dans l'obscurité. Kei enfoui son nez dans ton cou et te caresse les cheveux de ses petites mains innocentes. Longtemps.
Ta vie n'est pas finie. Ta vie, elle est là, au creux de tes bras, vos coeurs battant à l’unisson.
# Le lendemain, Daisuke éclate en sanglots et se jette dans tes bras quand il te voit préparer des muffins pour le petit-déjeuner.
# Tu retournes en cours. Tu reprends tes études avec sérieux. Tes notes remontent. Tu retournes au club, les filles se ruent sur toi et ça part en câlin général et en crise de larmes.
Tu fais une sortie un soir avec les autres étudiants et quelques filles du club – tes amies, si précieuse, tu te rends compte désormais –, tu bois un peu, tu ris beaucoup et tu danses. Tu dragues un mec. Vous échangez un baiser, tu t'enfuis rejoindre tes amies en lui tirant la langue et en riant comme une gamine. Tu rentres à la maison sur la pointe des pieds et tu vas embrasser Kei qui dort profondément.
Cette nuit-là, tu rêves de Kyo et de votre première fois.
# Le jour de ton diplôme, tu ne vas pas le chercher. Tu restes allongé sous les draps avec Kei et vous mangez le petit-déjeuner le plus calorique du monde en regardant les dessins-animés. Daisuke ne tarde pas à vous rejoindre et ça part en bataille de polochons et en fou-rire. A l'heure du déjeuner, Jackson revient avec des sushis frais et ton diplôme dans l'autre main.
# Vacances d'été. Tu pars sur les routes, un peu au bonheur de la chance, avec tes trois hommes. Kei, Daisuke et Jackson.
Vous dormez tous les quatre dans une tente deux places, vous faîtes de saucisses au feu de bois et des marshmallow grillés à la braise. Vous vous baignez dans les rivières, tu apprends à Kei à nager. Vous rencontrez des gens, Kei joue avec une petite-fille de son âge. Tu rencontres un gars, dans une soirée feu de camp. Tu te réveilles nue dans ses bras. Tu pars sans dire au revoir. L'image de Kyo t'as hanté toute la nuit – t'y arrives pas, peu importe ce que tu peux faire, il t'obsède l'esprit jour et nuit.
Tu prends des photos, tu immortalises. Une idée te viens.
# T'es rentrée. Tu travailles. T'as trouvé un post de journaliste-photographe pour une gazette à la noix. Le salaire est minable, les sujets sont nuls, un de tes collègues persiste à vouloir te mettre la main aux fesses bien que tu le frappes à chaque fois. Pourtant, t'es contente. Ton premier boulot.
# Pour Noël, Kei demande un ballon de basket. Il veut que tu lui apprennes à jouer. T'es tellement heureuse que vous sortez faire quelques des paniers, même s'il neige et qu'il fait moins dix degrés.
La bataille de boules de neige démarre après la première boule lancée par Daisuke.
# Boulot. Basket. Kei. C'est un trio qui fonctionne bien.
# Le Japon te manque. Tu commences à réfléchir, à envisager des choses, auxquelles tu ne pensais pas avant.
Bientôt, Kei aura six ans. Il devra rentrer à l'école primaire. Il connaît pas lui, le Japon. Il connait pas son père non plus. Ta famille te manque.
# Tu as pris tes dispositions. Tu as longtemps pesé le pour et le contre. Le coup de fil de ton père pour t'annoncer que l'état de ta mère s’aggravait t'a finalement décidé. Tu as envoyé ton book à des journaux de Tokyo et Kanagawa. Tu arraches la promesse à Daisuke de venir te voir et de te garder une place à sa table. Évidemment.
Tu envoies un mail à Allie. Elle te répond qu'elle t'attends. Tu penses à Kyo et ton cœur s'emballe à l'idée de le revoir, priant, espérant, pour qu'il t'ai attendu malgré tout ce que tu as fais.
# T'as vingt-quatre ans, presque vingt-cinq. T'es dans l'avion. Lorsque Kei te demande pour la énième fois où vous aller, tu réponds, avec un sourire sincère :
« on rentre à la maison ».