Coïncidences [PV Kuroko Tetsuya]

L'adolescente parcourait les rues la tête haute mais le regard lointain. Dans ses oreilles résonnaient les étranges mélodies du groupe Seileen, composé d'un DJ et d'un chanteur d'opéra ; étranges mais envoûtantes. Elles avaient le don de la transporter, de la plonger dans mille fantasmes qu'elle s'accordait dans ces instants de solitude. Elle n'entendait ni ses propres pas sur le bitume ni ceux des gens qu'elle croisait, encore moins le bruit des véhicules et des crieurs de rue qui vantaient les mérites des magasins qui les employaient. C'était à peine si elle les voyait, profondément encrée dans les aventures que son esprit lui faisait vivre au gré des notes. Elle était à cet instant la seule personne vivante de la capitale. Du pays. Du monde entier. Un être doté de pouvoirs surnaturels capable de renverser le cours du temps et des éléments, l'incarnation de la Planète-même. Pour autant une partie d'elle avait conscience de ce qui l'entourait ; les réflexes conditionnés la faisaient s'arrêter au feu rouge des piétons, ralentir lorsque la foule des passants se tassait au détour d'une artère et éviter ceux qui, comme elle probablement, étaient plongés dans leur univers intérieur.

C'est d'ailleurs aux abords d'un passage piéton qu'elle se stoppa, observant en semi-torpeur les voitures passer devant elle. Autour de la jeune fille se forma un attroupement de piétons auquel elle jeta un oeil distant. Juste à côté d'elle, à sa gauche, une femme âgée prenait appui sur son déambulateur. Au-devant de l'appareil trônait un conséquent panier d'achats. Tariki sortit avec douceur de ses rêveries. Elle aimait se perdre dedans mais pas au détriment d'une personne ayant peut-être besoin d'aide et à laquelle elle devait adresser tout le respect du à son âge. D'une main, elle ôta les écouteurs de ses oreilles et rangea le baladeur dans le sac qu'elle portait en bandoulière. Lorsque le feu autorisa les passants à s'engager sur la chaussée, elle se pencha vers la vieille dame pour lui proposer son aide.

Exactement au même instant, de l'autre côté du déambulateur, un garçon se pencha également et prononça, à quelques mots près, les mêmes paroles qu'elle. Tariki, prise au dépourvu, confuse et finalement amusée par le cocasse de la situation, lui adressa un sourire. Il était surprenant qu'ils aient eu la même intention, au même moment, au même endroit et envers la même personne.

Le garçon fut vraisemblablement aussi étonné qu'elle. Et ce fut sans doute la surprise qui le rendit silencieux durant la traversée de la chaussée. Peut-être le sérieux, aussi. Avec un large sourire et encore légèrement imbibée de ses rêveries, Tariki se sentit comme une garde du corps chargée de la double sécurité d'une vieille femme importante. Cette dernière, visiblement ravie de recevoir autant d'aide d'un seul coup, se montra généreuse envers ses escortes. L'adolescente accepta son présent avec plaisir mais également un soupçon de culpabilité : elle n'aimait pas priver une dame âgée d'un plaisir tel que le chocolat, mais c'était sans nul doute la seule façon pour elle de témoigner sa gratitude. Le jeune homme quant à lui repartit sans un mot, tel le chevalier héroïque qui ne demande nulle grâce pour ses bonnes actions. Cette attitude, bien que malpolie aux yeux de Tariki, lui arracha un sourire. L'idée qu'il soit muet lui frôla l'esprit.

Après avoir rangé la barre chocolatée dans son sac, elle reprit sa route. La bibliothèque dans laquelle elle désirait se rendre n'était plus qu'à quelques rues, elle n'éprouva pas le besoin de remettre ses écouteurs. Nouveau fait amusant : il sembla que le garçon et elle empruntaient le même chemin. Ce qui lui permit de l'observer un tant soit peu. La couleur de ses cheveux était somme toute extraordinaire, au sens propre du terme. Une teinture ? Il était plus petit qu'elle, d'allure chétive. Il ne dégageait pratiquement rien, ni charisme ni antipathie. Sa discrétion se rapprochait du fantomatique. D'ailleurs, certains passants manquèrent de lui rentrer dedans ; il y aurait eu collision s'il ne les avait pas évités. Elle s'arrêta lorsqu'il le fit et arrondit ses yeux azurés à sa question, lui procura toutefois un petit rire.

"- Je ne te suis pas, c'est toi qui me précèdes."

Un trait d'humour teinta son accent son Kansai. Elle lui adressa un sourire pour souligner l'innocence de sa réponse, qu'il n'y voit aucune moquerie ou agression. Qu'ils soient face à face lui permit de mieux distinguer la couleur de ses yeux : la même que celle de ses cheveux. Tariki n'avait encore jamais vu ça mais jugea mal avisé de faire une quelconque remarque à ce sujet.

"- Je crois qu'en fait, on va au même endroit. À la bibliothèque, non ?"

En vérité, elle dit au hasard. Le jeune homme pouvait très bien se rendre dans un magasin particulier, un restaurant ou tout simplement rentrer chez lui. Les rues qu'ils empruntaient menaient cependant à un endroit précis : ladite bibliothèque.

Elle ne s'était donc pas trompée sur sa destination. Sans se flatter d'être voyante, l'adolescente se sentit tout de même fière d'avoir deviné juste. À cela s'ajoutait le plaisir de rentrer en contact avec un autre fanatique de l'écrivain en dédicace. L'événement permettait justement de rencontrer les autres amateurs et d'échanger avec eux sur la carrière de l'artiste, les émotions et les leçons tirées de ses oeuvres. Tariki ne comptait pas rentrer chez elle sans un ou deux contacts de plus dans son carnet d'adresses.

Le « on » employé par le garçon la ravit. Sans mot dire, un sourire accroché au visage, elle hâta le pas pour arriver à sa hauteur et marcher à côté de lui jusqu'à atteindre la file d'attente. Par chance, la météo était clémente en ce jour, ce qui rendait les faits encore plus savoureux. À l'instant-même où elle allait reprendre la parole envers le jeune homme, celui-ci se présenta, ce qui lui ôta un nouveau petit rire. Tout en abaissant la tête pour le saluer à son tour, elle analysa : "Kuroko", "enfant de l'ombre" et "Tetsuya", "magnifique". Traduit à l'oral, c'était un nom original et extrêmement fort mais quelque peu sombre, presque inquiétant. Il y avait peut-être une autre signification en fonction des kanji utilités pour l'écrire.

"- Enchantée. Je m'appelle Takara Tariki* et comme ma tenue ne l'indique pas, je suis du lycée Tôo."

Elle lui adressa un sourire. Comme tout étudiant nippon, elle profitait du week-end pour porter autre chose que son uniforme. Elle avait aujourd'hui opté pour une robe noire lui arrivant un peu au-dessus du genou et dont les manches longues étaient imprimées de carreaux noirs et blancs. Une épaisse ceinture blanche rehaussait sa poitrine et de grandes bottes noires remontaient jusqu'en haut de ses mollets. Elle ne tenait pas à draguer l'auteur en dédicace, seulement l'impressionner un peu. Elle sortit de son sac le tout dernier roman sorti par l'écrivain.

"- Je suis contente de rencontrer un autre fan. Je ne connais pas depuis longtemps mais j'ai vraiment eu le coup de foudre pour ses bouquins. Je les lis depuis... un an je pense. Et toi, Kuroko ?"

Tariki lui lança un regard pétillant de curiosité. Le simple fait d'être dans la file d'attente et de savoir qu'elle serait bientôt en face d'une personne qu'elle admirait lui donnait envie d'éteindre et d'embrasser le premier venu. Seulement, Kuroko ne semblait pas du genre tactile. En réalité, il ne semblait être d'aucun genre. Son visage restait stoïque, comme figé. Il avait ce visage qu'on ne souhaitait pas voir apparaître dans la pénombre tant son impassibilité pouvait effrayer.

Peut-être était-il simplement timide et facilement impressionnable.


*Takara : trésor ; Tariki : salut par la foi, aide (provenant) de l'extérieur.

Surexcitée d'avoir pu faire face à l'un de ses auteurs préférés, la jeune fille gardait les yeux rivés sur sa dédicace. L'homme entre deux âges lui avait même fait un compliment sur la couleur de ses yeux. Sans restreindre le moindre de ses fantasmes, elle se prit à espérer qu'il y fasse une référence dans un de ses prochains romans : "La jeune fille aux yeux d'azur", "Les deux topazes", "Des yeux lapis lazuli aussi grands que le ciel"... des titres et des extraits plus ou moins pompeux lui venaient en tête et portée par l'enthousiasme, elle se sentait à deux doigts d'aller les proposer à l'écrivain.

Il était cependant préférable de ne pas se confondre en hystérie. Voyant Kuroko revenir vers elle, elle nota une légère différence dans son expression faciale. Un sourire. Discret, mais qui modifiait toutefois suffisamment la courbure de ses lèvres pour être remarqué. Son plaisir encouragea le sien et sans hésiter un instant, elle accepta son offre. Elle voulait encore profiter de cet état jouissif et discuter avec un autre fan autour d'une gourmandise était le meilleur moyen de l'entretenir. Son exemplaire signé à la main, elle se dirigea vers la sortie aux côtés du jeune homme, non sans lancer un dernier regard vers l'auteur, trop occupé pour prêter attention à ceux qui partaient.

Une fois dehors, le beau temps lui donna envie de bondir. Ce qu'elle fit presque d'ailleurs, tournée vers l'adolescent en lui adressant un large sourire après avoir observé sa dédicace une énième fois.

"- C'est dingue, je crois que je n'ai jamais approché une célébrité d'aussi près ! Il est exactement comme sur les photos. Je suis trop heureuse !"

Tariki ne faisait plus attention ni à son accent ni à sa tonalité. Plusieurs personnes encore dans la file d'attente la regardèrent, lui intimant de se faire plus discrète. Elle ravala le couinement qui lui vint et serra son livre contre sa poitrine.

"- Tu parlais de milk-shake, c'est ça ? Ça fait une éternité que je n'en ai pas mangé. Si tu connais un bon coin où en trouver, je te suis."

Elle lui adressa un franc sourire. Puis se pencha vers Kuroko.

"- Il t'a écrit quelque chose de spécial en dehors de ton nom ? Ou il fait la même signature à tout le monde ?"